Je n’ai aucune spécialité.
Vous allez voir, je vais quelque part avec ça.
Je n’ai aucune spécialité. Je suis curieux en beaucoup de choses, intéressé par beaucoup de sujets, et je suis donc membre de nombreux groupes ou communautés. Mes timelines mélangent beaucoup d’horizons et de goûts, parce que je peux suivre une personne pour une raison particulière, et une autre pour une toute autre raison. Je peux errer dans des communautés en ligne qui sont diamétralement opposées (et dont certains membres se détestent allègrement, quand je n’ai personnellement pas d’animosité envers elles ou eux) car j’y trouve des choses qui m’intéressent.
Et ainsi, je vois beaucoup d’opinions contraires et diverses sur de nombreux sujets, et des personnes convaincues de X alors que les autres s’en contrefichent car c’est Y qui est au centre de leurs préoccupations.
Parmi ce foutrac d’opinions qui se croisent sans se concerter dans mes différents flux, il en est une qui m’est parvenue et qui concernait l’arrivée récente de Bluesky dans la liste des plateformes considérées comme viables et recommandables. Je ne me souviens pour ainsi dire pas du détail, qui importe en réalité peu, mais cette personne déplorait une situation actuelle concernant le web, les plateformes, les comportement des utilisateurs et des décisionnaires.
La réponse adaptée à ses besoins existait, et un exemple concret pouvait être cité. Je ne vous ferai pas l’affront de nommer cette solution [1]. L’envie m’a pris de répondre, en expliquant que c’était une problématique liée à certains concepts de l’obsession actuelle de l’informatique privée et privative, et que la solution théorique était établie, et qu’un exemple de mise en application existait.
Cependant, j’ai réfréné cette envie.
Déjà, parce que je ne réponds plus beaucoup aux inconnus sur les plateformes, par flemme.
Et aussi, parce que je fréquente suffisamment de communautés pour savoir que la réponse « ça existe déjà : [lien vers un site de libriste] » n’est pas vraiment une réponse bienvenue. En général, c’est le moment où on met un stop : le libriste de service vient encore casser les couilles de quelqu’un qui n’avait rien demandé, avec une solution incompréhensible qui ne correspond à rien, austère ou mal foutue. Une solution qui ne fonctionne de toute manière pas bien sur smartphone, où il faut avoir fait Bash +8 [2] pour réussir à ne serait-ce que se créer un compte, ou comprendre l’interface.
Et aussi, le nom est pourri, le logo moche, et les utilisateurs se mangent la peau des orteils.
Bon.
Pourquoi les libristes sont-ils aussi agaçants pour l’internaute moyen ?
C’est quand même un sacré parcours et une sacrée réussite que de parvenir à être une communauté insupportable alors que sa principale fonction est de proposer des logiciels gratuits. C’est dommage d’en être à ce stade, parce que factuellement, les libristes ont plutôt raison. Ils relèvent un tas de problème, et proposent des solutions, dans un cadre précis qui est l’informatique, à différentes échelles et à différentes étapes de celle-ci.
Peut-être sont-ils arrivés trop tôt, ou peut-être est-il trop tard pour eux. Toujours est-il qu’aujourd’hui, ils auront tendance à arriver avec tous leurs privilèges et leur bizarrerie associale, et à dégainer des termes et des enjeux techniques incompréhensibles au tout-venant, pour proposer de changer radicalement la totalité de ses habitudes.
Privilégié et radical, le libriste propose des solutions inaccessibles à appliquer soi-même en acceptant l’inconfort de réviser toutes ses habitudes confortables pour changer le monde.
Il y a un autre groupe de militants avec ce profil : les véganes.
Et au même titre que les libristes, dès qu’ils arrivent avec leur solution factuellement fonctionnelle, ils sont agaçants.
Ils proposent de la même manière, avec un prosélytisme certain, un changement de vie personnel radical remettant en question une vie entière d’habitudes confortables, parfaitement adaptées au fonctionnement actuel du monde, pour répondre à une question qui touche l’ensemble de la société.
Ils proposent plein de guides, d’outils, de techniques, de salons, de produits, qui ont pour but de faciliter autant que possible le changement, à l’aide de choses qui ressemblent à et qui se cuisinent presque de la même façon du moment que tu prends l’habitude de comprendre et de te renseigner.
Ils montent des associations, font des conférences, tournent des films, vont dans les écoles ou auprès des institutions, pour expliquer pourquoi ce changement est nécessaire.
Et ils ont l’impression que tout le monde s’en fout.
Les libristes sont à l’informatique ce que les véganes sont aux biens de consommation.
Pourquoi ce parallèle ? Déjà, car je trouve cela très drôle, compte tenu du comportement d’un grand nombre de libristes s’ils se retrouvent confrontés à un végane, et inversement. Chacun trouve que l’autre en fait trop, exagère pour rien, propose des solutions insupportables qui demandent à abandonner des choses qu’il ne veut pas abandonner, et considère que ce n’est pas si important ni cohérent ni pertinent, et que chacun fait bien ce qu’il veut. Pourtant, chacun des deux pense que tout le monde devrait faire comme lui. Et milite activement pour. [3]
Dans les deux cas, le discours est victime de ceux qui le portent mal, de son historique en ligne (ou autour de la table). Quand on les voit venir, on sent qu’ils vont nous les briser une nouvelle fois, avec un truc dont on n’a jamais entendu parler, pour répondre à une problématique dont on ignorait l’existence, et dont les conséquences nous paraissent lointaines.
Mais surtout, les deux proposent une solution individuelle en réponse à une problématique qui touche l’ensemble de la société. Or, une personne en plus sur Mastodon [4] ne va pas soudain mettre fin à la publicité ciblée. Et une personne de plus qui cuisine du seitan ne va pas mettre fin à l’abattage des boeufs.
Et d’un point de vue plus général, si les véganes proposent d’instaurer un jour végé dans les cantines scolaires, les libristes proposent aux administrations d’installer Debian.
J’en arrive après m’être suffisamment amusé de ce parallèle, à me questionner non pas tant sur le lundi veggie mais sur l’intérêt de pousser les administrations à utiliser du logiciel libre. Aujourd’hui, nos administrations ont de bien plus importants problèmes que celui d’utiliser des logiciels libres.
Dans une ère pré-fasciste empreinte de post-vérité, où le néo-libéralisme se partage le pouvoir avec la droite radicale et l’extrême-droite pour contrer autant que possible la seule tentative de construire une opposition de gauche, j’ai du mal à croire à l’efficacité du logiciel libre.
Au sein de ces administrations, il y a une petite musique plus perturbante que celle des bruits de boots.
La menace immédiate ne me semble pas y être Windows 11.
Notre gouvernement actuel essaie d’étrangler les plus précaires en leur coupant le RSA ou le chômage. D’affaiblir la sécurité sociale. De renforcer et de fournir des armes létales à la police [5]. De casser la retraite (ou de la garder cassée). De limiter les droits LGBT. De renforcer un racisme d’état. De renforcer la surveillance de masse.
La liste est si longue que je ne sais pas la dresser, et c’est sans compter ce qui a déjà été mis en place, ni ce qu’il se passe à l’international.
Radier des chômeurs avec des e-mails envoyés sur Thunderbird, refuser un traitement avec un classeur LibreOffice Calc, ça n’améliore rien.
Que notre police raciste tue sans forme de procès puis saisisse son rapport sous Linux ne la rendra pas moins raciste.
La vidéosurveillance ne me rendra pas la vie plus douce si je sais que tout est sauvegardé sur un serveur auto-hébergé et regardé sur VLC installé sur Manjaro.
Dans une société raciste, capitaliste, sexiste et réactionnaire sur tous les domaines, tout reste pourri et amer, même s’il y a Tux sur le fond d’écran. Elon Musk vous paraîtrait-il plus sympathique s’il était un fervent admirateur des licences GPL ? Quid de son IA Open Source ? [6]
A contrario, je ne crois que peu aux solutions individuelles. J’ai beau avoir cette incapacité à ne pas allier mes convictions et mes pratiques, je suis conscient que mon véganisme et mon librisme n’impactent rien. Au mieux, mon librisme me prémunit de certains abus du capitalisme de surveillance, et encore… Si on ne peut pas rendre la société privacy-friendly, je doute qu’on y parvienne par le bas, un PC à la fois.
Que faire alors du logiciel libre ?
On peut se contenter du fait de faire un librisme « d’accompagnement », qui sera ravi d’équiper les ordinateurs utilisés pour ficher les arabes une fois que le FN sera au pouvoir.
Après tout, si ce fichage est correctement chiffré, non-accessibles depuis Internet, et stocké sur le cloud souverain, basé sur une infrastructure entièrement libre (Debian + Nginx + Nextcloud), et si l’école apprend à programmer en Python sur Fedora, et si les écoles d’ingénieurs n’utilisent que FreeBSD, alors notre mission de libriste sera accomplie.
Le reste, c’est de la politique.
Et l’informatique, ce n’est pas politique. La politique, c’est vulgaire, ça braque les gens. L’essentiel, c’est que Microsoft ne pourra plus se faire d’argent sur le dos des honnêtes citoyens avec nos impôts [7].
Ce sont des discours qu’on a pu et qu’on peut encore entendre dans ce domaine, dépolitiser le logiciel libre pour en promouvoir la pertinence et ignorer ses usages délétères éventuels, ça se pratique.
On peut aussi préférer que le logiciel libre soit au service de la rupture.
Dans cette idée, les libristes savent qu’ils sont là pour aider à en découdre avec les institutions en place, avec les formes de domination que la bourgeoisie, et par extension le capitalisme, développent et entretiennent.
Ils pensent avant tout aux militant-es qui ont besoin de ces outils.
Comme les militant-es sus-mentionné-es ne sont pas forcément au fait de ces sujets, les libristes motivé-es par un enjeu ou un autre, proches d’un syndicat ou d’un collectif, vont prendre sur eux la responsabilité d’y penser à leur place.
Lorsque le groupe s’organisera, le libriste du coin montera son coin de serveur, y installera le nécessaire, et dira « voilà, c’est pour nous ».
Il sera le « guy in the chair » du mouvement dont il fait partie, au même titre que d’autres apportent d’autres compétences.
Dans ce deuxième cas, il faut encore des libristes derrière qui développent et maintiennent des projets.
L’avantage est que si leur objectif est celui-ci, alors leurs outils seront par essence pensés différemment.
L’éthique y prendra une forme différente, et leur volonté de servir ce but y apportera des fonctionnalités by design.
Parallèlement à cela, il leur faudra admettre qu’ils ne seront jamais la minorité, mais toujours une marge de la population qui oeuvre pour ce qu’elle pense juste. La tentative d’évangélisation des masses prendrait fin pour plutôt devenir une expertise au service des mouvements qu’ils veulent aider à gagner.
Il faudra aussi que les libristes continuent de fournir une alternative saine et viable, pour que celle-ci ait le mérite d’exister.
Elle restera à la marge, disponible pour les curieuses et curieux qui souhaitent s’y intéresser.
Les libristes auront mis leur égo de côté et admis que leur idéal ne pourra pas se faire sans que l’émancipation des individus ne soit complète et générale. Ils ne seront, eux, que les « preuves vivantes » que leur idéal est possible ; mais ils seront conscients que leur idéal ne sera jamais globalisé par leur simple bonne volonté.
En face d’eux, il y a un ensemble de constructions sociales empilées les unes sur les autres que leurs petits bras ne pourront pas remuer, et encore moins bousculer, et encore moins détruire.
S’ils ne sont pas capables de s’allier avec les autres mouvements sociaux, de parler politique et de remuer leur propre vision du monde pour comprendre où ils veulent aller, ils ne pourront jamais gagner quoi que ce soit.
Sauf, peut-être, la joie de savoir que la dernière invention du Ministère de l’Éducation Nationale pour fliquer les élèves utilise Nginx, est codé en Rust, et tourne dans un Docker sous Foresight.
Peut-être que de devoir penser plus loin que le simple projet du logiciel libre, pour se demander au service de quel idéal il se met, leur permettra de se mettre à discuter avec des femmes, des personnes queer, des arabes, des noirs, des prolos, des pauvres, des croyants, et de ne pas rester fièrement entre ingénieurs blancs de 40 ans qui s’entêtent à lutter pour que le driver de leur carte WiFi soit libre.
Comme si c’était ça le plus gros problème auquel faisait face l’humanité.
Comme si c’était à ça que devaient servir les libristes.
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Oui bah oui c’est le fédiverse et notamment Mastodon, oui. ↩︎
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Initialement « Arch + 8 ». C’est un jeu de mots avec « bac + 8 », mais j’avais peur qu’on ne le comprenne pas. Heureusement, on m’a proposé une version plus efficace. ↩︎
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Libriste et végane que je suis, autant vous dire que j’en ai observé des échanges du genre. ↩︎
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Je l’ai nommé finalement, tiens. ↩︎
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Même dans des municipalités dites de gauche, comme à Bordeaux. ↩︎
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Je sais qu’Open Source et Libre ne sont pas la même chose, ne faites pas semblant de ne pas comprendre. ↩︎
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Si les impôts existent encore, car il commence à y en avoir assez de ces fonctionnaires. ↩︎