github twitter mastodon email
Deux chatrooms, deux ambiances
Aug 10, 2019

Aujourd’hui, c’est samedi matin. Et le samedi matin, je scrolle nonchalamment sur Mastodon [1] et son Fédiverse en baillant. Je suis alors tombé sur un toot du camarade Lord [2] qui appelait à lire un article signé par von [3]. Celui-ci traite d’IRC et explique rapidement ce que c’est, pourquoi c’est bien, et comment on l’utilise.
Je pense que l’article est un peu obscur malgré tout le soin qu’il peut prendre à être clair, car dès qu’on a l’air de parler technique, on fait fuir tout le monde. Je le constate fréquemment dans le monde merveilleux du travail dans un service qui n’est pas SI.
Cela dit, je vous invite à le lire.

J’adore IRC. Je l’utilise tous les jours, même quand je ne suis pas là [4]. Et en réalité, ce que j’aime avec IRC, c’est qu’il est aussi simple qu’il est pluriel. C’est un protocole qui va encore plus droit au but que le mail, qui comporte bien plus de moyens d’accès que le web, et bien plus de conversations qu’XMPP [5].

En fait je trouve qu’IRC est un super support pour expliquer la différence entre une solution centralisée ou décentralisée. Si les gens connaissaient mieux la logique d’IRC [6], ce serait plus simple de leur faire comprendre Mastodon, Peertube, XMPP… Et même plus encore. On peut pousser jusqu’à montrer l’intérêt que cela donne à des solutions décentralisées, puis à la différence entre un protocole et le réseau, puis à la décentralisation du réseau… IRC, c’est un chouette support. Sauf que personne ne connaît dans le grand public, et qu’il faut donc recommencer par expliquer IRC. Cf, l’article de von en [3].

Parce qu’IRC est un protocole, et la première chose qu’on apprend quand on l’utilise, c’est qu’on peut choisir un client. À l’époque où j’ai commencé à m’y connecter, j’ai été happé dans le débat mIRC et XChat. Et là, j’ai compris que je pouvais choisir avec quel logiciel je préférais me connecter.

Et là, je me dis que j’ai peut-être perdu quelqu’un, avec mes histoires de protocoles et de clients. Pour simplifier : imaginez que je vous serve des nouilles. Vous pouvez choisir de manger les nouilles (à vos risques et périls) avec une fourchette ou des baguettes [7].
« Manger des nouilles », c’est le protocole. La fourchette ou les baguettes, c’est le « client » que vous choisissez d’utiliser pour ce protocole [8].
Et bien IRC, c’est pareil que manger des nouilles : vous pouvez choisir parmi une plétore de logiciels lequel vous préférez. À la fin, vous discuterez au même endroit avec les mêmes personnes des mêmes sujets importants ou que la vacuité emprunte à l’ennui de votre dimanche.

Bref, chaque fois que je vois un article, un tweet ou un sticker collé derrière le siège d’un bus qui vante les mérites d’IRC, je suis heureux comme un idiot qui a trouvé un caillou qui brille un peu si on le regarde sous le bon angle. Et j’applaudis joyeusement.
Et à chaque fois, ça fait partir mon cerveau en vrille. La question qui l’anime est : « C’est si bien IRC, pourquoi les gens l’utilisent pas ? ».

Comme je l’ai dit plus haut, je suis sur IRC depuis mes 15 ans environs. À l’époque, j’étais en seconde. On avait MSN, donc on était déjà plusieurs à utiliser Internet. À cette époque-là, on avait même tendance à aller sur plein de sites aléatoires avec MSN qui tournait en fond. YouTube était encore discret, Facebook n’existait pas vraiment, Twitter ne faisait pas encore le fier, et on commençait à préférer Google à Voilà. Et aussi surprenant que ça puisse paraître : personne n’avait vraiment de compte Google. On avait des comptes @msn.com, @hotmail.com, @hotmail.fr. Pour utiliser MSN.

Un peu avant ce temps-là, je perdais du temps sur voila.fr ou caramail sur les fameux « t’chats » qui étaient en fait du IRC déguisé derrière un client web. À l’époque de MSN, j’étais présent sur des forums.

Quelques années plus tard, au lycée, je trainais sur des imageboards. Je consultais des sites obscurs qui ne servaient à rien, je passais mon temps libre à discuter en ligne avec des gens sur autant de supports que de communautés. Et j’avais donc un client IRC qui tournait, qui faisait office de « chat » pour les forums sur lesquels je postais comme je postais, à savoir une ligne inintéressante pour apporter une information incomplète. Je parlais avec des gens plus grands que moi, des étudiants, des adultes avec un métier, sur IRC.

Je me rends compte avec le recul que ce n’est pas mon expérience qui est celle de la majorité, et encore moins des générations qui ont suivi la mienne. À l’époque où on n’avait pas de smartphones et donc pas Internet dans la poche, il y avait souvent un ordinateur à la maison. C’était cet ordinateur que nous utilisions, collégien⋅ne⋅s et lycéen⋅ne⋅s pour échanger sur des choses futiles avec des émoticons de lettre en feu aléatoirement situées au milieu de nos phrases. Sur MSN, donc.

MSN était peut-être la première centralisation que je puisse avoir connue et que je puisse aujourd’hui voir comme telle : c’était avec ça qu’on discutait. Et encore, MSN utilisait en fait un protocole exploitable avec d’autres clients, et on pouvait donc s’y connecter sans utiliser Microsoft Live Messenger. Avec Pidgin, par exemple.

Avec cette centralisation, l’apprentissage d’Internet a eu lieu sous deux formes. Certain⋅e⋅s membres de ma géneration ont presque découvert Internet uniquement par MSN, Skype, Facebook puis les apps sur mobile. Alors que d’autres comme moi se sont perdus sur d’obscurs forums, des imageboards, IRC…
Il en découle deux façons très différentes de percevoir Internet, de le comprendre, de le parler. Et donc deux manières très distinctes de définir ce qu’il est et ce qu’il doit être.

Si vous êtes comme moi, il faut vous rappeler que certain⋅e⋅s des jeunes né⋅e⋅s dans les années 90 ont grandi sans voir de mème avant l’arrivée de 9gag. Que ces mêmes jeunes ont peut-être attendu les version françaises dégueulasses type « jetetrolle.fr » et « memefrance » pour lire ces mèmes. Ces personnes n’ont éventuellement jamais vu un demotivationnal poster, ces vieux mèmes si simple et si riches à la fois.

Ce qui m’ennuie, c’est que les start-uppers, les CEO, les nouveaux « jeunes » qui se lancent dans la politique, ce sont ces mêmes personnes. Ces mêmes explorateurs d’Internet qui ont eu un avant et un après. Ceux qui sont considérés comme « geek » parce qu’ils savent cliquer au bon endroit sur YouTube ou corriger quelques menus problèmes sur l’ordinateur totalement verrolé de papa et maman [9]. Il y a plusieurs couches dans la culture web, et certain⋅e⋅s pensent avoir fait le tour en ayant exploré la surface. Iels ne connaissent pas l’historique du web, pas les protocoles moins accessibles parce que boudés des grandes plateformes. Iels ignorent les enjeux techniques et politiques derrière notre réseau mondial.

Et c’est cette génération − qui est la mienne je le rappelle, qui n’a pas suivi l’évolution de la technique en même temps qu’elle arrivait (ça, c’est la précédente) mais qui a vu Internet et le web arriver en cours de route. La suivante est carrément née avec un compte Facebook déjà créé à son nom le lendemain de sa sortie du service maternité ; et c’est à pleurer.

Si on oublie IRC et qu’on va sur Discord, c’est peut-être riche en symbolique. On ignore l’existence d’une solution stable, fiable, immortelle et peu consommatrice. On la remplace par un outil privateur, instable, centralisé et gourmand. On remplace une discussion aléatoire provoquée par une connexion synchronisée par une conversation historisée qui s’étale sur des heures, des jours, des semaines.

Savoir qu’IRC existe, c’est au final savoir ce qui est en jeu quand on parle d’Internet et de politique.


  1. https://joinmastodon.org ↩︎

  2. https://pleroma.lord.re/notice/9ljmaiZGrh2heSip0K ↩︎

  3. https://von.zone/hier-cest-toujours-aussi-bien/ ↩︎ ↩︎

  4. https://blog.cyphergoat.net/blog/comment-idle-sur-irc-like-a-n3rdz/ ↩︎

  5. Source : “Figures de style vendeuses”, Dr Yakafokon, aux éditions nieeeeeh, 1984 ↩︎

  6. Je ne comprends pas qu’aussi peu de gens connaissent, je suis dessus depuis la seconde et à l’époque des forums ce n’était pas si rare… ↩︎

  7. Ou une lampe à huile. ↩︎

  8. La lampe à huile, c’est le client que personne n’utilise parce qu’on peut réussir à manger des nouilles avec, mais que clairement, c’est mal foutu. Vous avez néanmoins le choix d’être un hipster et de manger avec une lampe à huile. ↩︎

  9. Sérieusement, je ne comprends pas ce que nos parents font avec leur ordinateur, parfois. ↩︎