Je portais peut-être un t-shirt affichant un slogan militant pour la vie privée quand mes parents me l’ont dit tandis que je buvais un nouveau verre de vin. « C’est étonnant que toi, tu portes une montre connectée. » [1]
Plus j’y réfléchis, et plus ça devient évident que ce point passe à côté de beaucoup d’analyses : le problème n’est pas la technologie. Le problème n’est certainement pas que nous portions des objets connectés. Il n’est pas plus problématiques que nous ayons tou⋅te⋅s un smartphone dans la poche, ou bien que nous portions des écouteurs bluetooth. Il ne pose pas de question de société que nous ayons des ordinateurs ou naviguions sur Internet. En bref, le problème n’est pas la technologie : c’est son usage.
Ma montre connectée, pour revenir à elle, ne voit jamais la couleur d’Internet : elle ne parle que le Bluetooth. La connexion Bluetooth en question se fait uniquement avec mon smartphone. Smartphone sur lequel se trouve une application libre et gratuite nommée « GadgetBridge » [2]. Cette application ne connaît rien de moi. Elle ne m’a pas demandé mon nom, mon adresse, ou mon numéro de téléphone. Elle se contente de parler avec ma montre et de me permettre de la contrôler.
Elle est installée sur un smartphone sur lequel tourne un OS libre de toute économie de la data : LineageOS [3]. Toutes les applications installées, sauf de rares exceptions que j’ai tendance à vite dégager, sont libres et respectueuses de la vie privée. C’est possible grâce au store F-Droid [4], qui s’y active fortement. D’ailleurs, l’une d’elle se synchronise avec mon cloud, qui se trouve dans mon salon, sur une Brique Internet [5]. Celle-ci utilise un VPN d’un FAI associatif, pour avoir une IP et outrepasser la surveillance ou le contrôle de ma Freebox, et par extension, de Free. Elle utilise du matériel libre, mais, plus important encore à mon sens, du logiciel libre. Engagé, encore une fois, pour respecter l’utilisateur⋅ice.
Je ne suis pas là pour dire à tout le monde de le faire. Je le fais parce que j’ai les moyens de le faire, l’intérêt de le faire, la curiosité de le faire, et le temps de le faire. Je ne dis pas que c’est facile. Ni que tout le monde pourra gérer une telle chose : nous ne pouvons pas espérer un monde peuplé de technicien⋅ne⋅s. Simplement, quand on remonte la chaîne et l’adapte à ses envies, on constate que la technologie n’est pas le vrai problème. Je vois un barbu plus loin, là, qui hurle de tous ses poumons que ce n’est pas assez libre, que ce n’est pas assez parfait. Peut-être, mais ça démontre une possibilité : un ecosystème qui n’est pas toxique existe, et ne nuit pas au confort de la technologie. C’est juste ça l’idée : c’est possible.
Quand je me suis inquiété des révélations Snowden, j’étais à la bourre par rapport à beaucoup. J’avais un smartphone. Et je l’ai rangé dans un tiroir, pour acheter un Wikio tout simple, qui ne faisait qu’envoyer des SMS/MMS et téléphoner. C’était de la camelote : le premier a été rempli de poussière rendant l’écran illisible en quelques mois, le second perdait des boutons. Sur la durée, je me suis rendu compte que la technophobie n’était pas la solution, mais que c’était une forme de fuite.
L’économie de la donnée personnelle et de l’attention est une victoire du capitalisme qui se résume en un ecosystème sale, toxique, et aliénant. Il nous emprisonne et rend effrayante toute technologie. Mais dites voir, en dehors de leur inutilité éventuelle − sur laquelle je m’accorde mais qui est un autre débat, en quoi les enceintes connectées sont-elles mauvaises ? Ce n’est pas le fait d’avoir un assistant vocal qui nous inquiète, mais qu’il parle avec Amazon, Google ou Apple. Connectez un Raspberry Pi chez vous à un micro et installez-y une reconnaissance vocale avec quelques fonctionnalités [6] : qu’est-ce qui pourrait bien poser problème ?
Alors oui, dans ces deux précédents cas, les objets connectés aux paramètres acceptables ne sont en fait pas réellement connectés. Ils n’ont accès qu’au nécessaire, et agissent souvent sans faire de signe à Internet. Oui, la maison connectée devrait fonctionner correctement en local, sans jamais avoir un besoin incontournable d’aller discuter avec un serveur à l’autre bout du monde. Mille fois oui. Et ce n’est pas de moi, c’est de Tijmen Schep [7].
Le fait est que compter ses pas ou ses kilomètres parcourus à l’aide d’un accéléromètre et d’un GPS n’est pas un problème tant que l’interface entre vous, le GPS et Internet est fiable. Quand c’est Google Maps ou l’application propriétaire du constructeur, c’est plus inquiétant. Mais si vous voulez compter vos pas ou mesurer vos kilomètres parcourus en vélo, pourquoi devrait-ce être une mauvaise chose ? Spoiler alert : ce n’en est pas une.
Maintenant, si quelqu’un me demande un droit de regard sur les chiffres enregistrés sur cette montre, elle risque de tomber en panne ou dans la Garonne. Parce que c’est le pas de trop, c’est le moment où une envie devient une entrave. D’un point de vue purement absurde, c’est comme si je comptais mes pas en marchant. À voix basse, les yeux rivés devant moi mais toute ma concentration fixée sur mes pieds. 234… 235… 236… pardon, je passe… 239… 240…. SOUDAIN, bien qu’il n’y ait aucune trace de soudaineté [8], au moment d’entrer dans un magasin, quelqu’un à l’accueil me demande combien j’ai compté.
Dois-je répondre ? Ai-je le droit de ne pas répondre ? « J’ai vu que vous comptiez, dit-il, alors dites-moi. Si le chiffre me déplaît, vous serez surfacturé à la caisse. »
« J’irai dans un autre supermarché » obtient pour réponse « ils feront tous ainsi. C’est comme ça, maintenant. C’est le progrès. »
Je dois répondre..?
Dans cette situation, est-ce qu’il faut que je culpabilise d’avoir en premier lieu compté mes pas ? Ou bien le problème n’est-il pas celui-ci du tout ? [9]
Accuser les individus de profiter d’avantages offerts par un système confortable sous prétexte que ce système entraînera des dérives me paraît simpliste. Une fois qu’on a passé ce stade, peut-être peut-on décider que le problème n’est pas le confort, mais le système. Le simple fait qu’il soit en mesure de s’autoriser ces dérives. Même si le besoin n’est pas vital et est purement égoïste. Après tout, pourquoi avoir Internet : on peut y lire nos communications. Au moins, la Poste n’ouvre pas les enveloppes. Envoyez des courriers au lieu des courriels, bande d’idiot⋅e⋅s de moutons et brebis.
C’est NON.
En fuyant la technologie et la connexion par peur pour notre intimité, nous nous privons d’un plaisir ou d’un confort auquel nous avons droit. Le capitalisme triomphant de la start-up nation construit une chaîne de blocs de prison dont nous sommes prisonnier⋅e⋅s [10] : l’intimité ou le confort. Alors que toute cette technologie pourrait faire tout le bien possible aux humain⋅e⋅s, elle est souillée des doigts couverts d’argent sale d’une bande de poseurs de micros.
Je refuse que nous leur cédions le terrain. Ils sont déjà bien engagés, mais il faut tenir. Je crois que nous avons bâti un très beau jardin sur lequel nous pouvons faire pousser de belles choses. Et je crois que nous n’avons pas à céder aux caprices d’une bande de riches propriétaires qui ont décidé qu’ils y bâtiraient d’immondes immeubles grisâtres.
C’est pourquoi je choisis de m’afficher sans honte équipé de tous mes machin-choses connectés : pour prouver qu’il est possible d’arriver à autre chose. Qu’il est encore possible de profiter du futur que j’ai toujours regardé dans des films, séries, BD et livres avec des yeux remplis d’étoiles. Je veux le futur qui m’a été dépeint par les utopies de certaines œuvres de SF. Pourtant, aujourd’hui, j’ai l’impression de voir tout un chacun baisser les bras en se visualisant déjà dans Shangri-La [11].
Actuellement, il y a deux volontés qui s’affrontent : celles et ceux qui veulent un futur brillant, et celles et ceux qui veulent un futur aux airs de cyberpunk. Je ne sais pas pourquoi iels adorent cette idée en réalité, mais iels se jettent dedans à corps (et esprit ?) perdu. C’est assez perturbant.
Je n’ai pas peur des ondes, mais de l’ingérance dans ma vie privée. Et je ne veux pas leur céder le terrain. Alors merci à toutes celles et ceux qui cultivent le numérique pour offrir une aire de verdure au milieu de la grisaille digitale. Sans vous, il n’y aurait plus que la fuite comme recours. Merci.
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C’est une Amazfit Bip, je l’ai choisie pour la durée de la batterie, clairement. ↩︎
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Mais bien sûr que ça existe, que croyez-vous : https://github.com/alexylem/jarvis ↩︎
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http://www.internetactu.net/2018/10/18/privacy-by-design-concevoir-pour-preserver-la-vie-privee/ ↩︎
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RIP Pierre Desproges :'( ↩︎
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Dommage que ce scénario d’anticipation soit lentement en train de devenir une réalité : https://linc.cnil.fr/fr/quand-john-hancock-rencontre-lea ↩︎
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Je n’ai même pas honte pour celle-là. ↩︎
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Je vous en conjure, lisez Shangri-La de Mathieu Bablet : c’est l’une des meilleures BD que j’aie pu lire. Si ce n’est la meilleure. ↩︎